Peut-on perdre sa dignité ? II

Oui, bien sûr. Presque tous les jours, nous ne sommes pas dignes de ce que nous faisons, ô, frères humains. Chaque jour, nous acceptons, nous consentons. Nous consentons à ce que des hommes, des femmes et leurs enfants vivent dans la pauvreté, sans accès aux soins, à l’éducation et au logement. Nous acceptons le racisme, l’antisémitisme, la discrimination des noirs, des Arabes, des musulmans quand ce n’est pas pire. Nous consentons à la mort de dizaines de Palestiniens civils, nous consentons, nous consentons… Et celui-là qui est sur le trottoir que j’abandonne à son sort. Nous ne perdons peut-être pas notre dignité, mais c’est surtout d’indignation dont nous manquons.

Conférence de DIDIER MARTZ, philosophe du 28 mars dans le cadre des VENDREDIS de la PHILOSOPHIE

Peut-on perdre sa dignité ? Oui, bien sûr. Presque tous les jours, nous ne sommes pas dignes de ce que nous faisons, ô, frères humains. Chaque jour, nous acceptons, nous consentons. Nous consentons à ce que des hommes, des femmes et leurs enfants vivent dans la pauvreté, sans accès aux soins, à l’éducation et au logement. Nous acceptons le racisme, l’antisémitisme, la discrimination des noirs, des Arabes, des musulmans quand ce n’est pas pire. Nous consentons à la mort de dizaines de Palestiniens civils, nous consentons, nous consentons… Et celui-là qui est sur le trottoir que j’abandonne à son sort. Nous ne perdons peut-être pas notre dignité, mais c’est surtout d’indignation dont nous manquons.

La dignité : qu’est-ce que ça me fait ? Ici est repris le postulat selon lequel une notion abstraite, comme la dignité, pour être comprise, doit passer par une expérience sensible, doit être ressentie, incorporée. On songe ici à la philosophie empiriste. À la manière de Spinoza. Au départ, il faut que quelque chose m’arrive, quelque chose qui m’affecte. Oui, car plein de choses arrivent qui ne m’affectent pas, qui ne me font rien. Ce qui fait qu’il faut que j’aie une certaine prédisposition à ce que des choses m’arrivent et me touchent. Je pense à Jean-Pierre Léaud : « Personne ne sait ce qui se passe aujourd’hui parce que personne ne veut qu’il se passe quelque chose, en réalité, on ne sait jamais ce qu’il se passe on sait seulement ce que l’on veut qu’il se passe, et c’est comme ça que les choses arrivent ». Il faut peut-être bien que « quelque part », je veuille que quelque chose se passe, que quelque chose m’arrive ou que les choses arrivent. Bref, il m’arrive quelque chose et ça me fait quelque chose. J’insiste : je ne suis affecté que par les choses dont je « sais » à l’avance qu’elles vont m’affecter. Comme dit Nietzsche dans une démonstration assez alambiquée que je sais que c’est un canon qui tonne avant même qu’il ne résonne. Bref, cet homme assis sur le trottoir avec une écuelle devant lui me fait quelque chose. Je réagis sans doute en fonction de quelques habitus prémonitoires. Prémonitoires, car ils me permettent d’anticiper ce que je vais ressentir et ce que je vais faire. Le chemin est long entre l’épreuve (d’éprouver) et sa formalisation dans un mot qui serait « dignité ou indignité ». C’est d’abord à peine penser. Ce n’est que réactions. Elles vont me mettre en mouvement. Toujours avec Spinoza, je suis triste, je me diminue. Alors, je vais mettre en place des stratégies pour en sortir, pour m’apaiser. Elles sont diverses : passer son chemin, changer de trottoir, donner un euro, plus un échange verbal… Bref, il faut que je m’en sorte. Heureux l’indifférent, l’insensible !

La Dignité (je mets une majuscule pour indiquer sa grandeur), je ne l’ai jamais rencontrée. Sauf à avoir une révélation, comme André Frossard rencontrant Dieu dans une chapelle à Paris « dans une silencieuse et douce explosion de lumière ». Je n’ai rencontré que des hommes ayant une posture tel que je ne pouvais m’empêcher de la juger avec mes catégories de bien ou de mal associé à quelques inconforts du corps. La notion en tant que telle ne me fait rien. Je ne parviens pas à l’incarner. Elle n’est pas dans mon vocabulaire ordinaire ni dans celui de ceux que je fréquente. Je ne me dis ni digne ni indigne, comme je ne le dis pas des autres. Ce ne sont pas des mots que j’emploierai pour qualifier une de mes conduites ou la conduite des autres. En m’appuyant sur quelques appuis moraux, je dis plutôt « c’est bien ou ce n’est pas bien ». En général accompagné de quelques sensations et émotions. J’entends ici et là des personnes l’employer, à propos de personnes victimes. Les agressions contre Muriel Pélicot, contre les enfants de Betharam, contre les Palestiniens... En les écoutant, il me semble comprendre. Et pour que je comprenne, il faut au préalable avoir été affecté. Là où le corps/esprit se met en mode révolte et tord l’estomac. Le passage par l’expérience dont il faut bien qu’elle soit vécue est nécessaire à la connaissance. Kant le philosophe l’a écrit : « Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est par des objets qui frappent nos sens, et qui, d’une part, produisent par eux-mêmes des représentations et d’autre part, mettent en mouvement notre faculté de juger, afin qu’elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu’on nomme expérience ? Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience et c’est avec elle que toutes commencent. » (Kant, Critique de la raison pure, 1787, Introduction à ma seconde édition). C’est un peu long, mais nous ne pouvons connaître, produire ou emprunter une notion, la faire sienne, que si nos sens ont été frappés — je souligne frappé —. Affectés, dirait Spinoza. Cognés à un point qui fait mettre le corps en mouvement et l’oblige à réagir. Celui-ci cogne aussi, mais c’est sa femme qu’il cogne. Je juge et, en même temps, je bouge.

– Le seul emploi que j’ai eu étant enfant consistait à réciter, dans l’église, la phrase magique qui permettrait de recevoir l’hostie : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis simplement une parole et mon âme sera guérie. » « Paradoxal, car je venais d’être absous de mes péchés au confessionnal. — En dehors de cette expérience, il faut que j’aille dans un colloque ou dans un livre pour parler de dignité. Parler sur la dignité et non pas le parler de la dignité en acte. Le colloque et le livre conviennent bien à une notion abstraite puisque ce sont eux-mêmes des lieux abstraits. Abstraits du monde réel. Dans les livres et les colloques, lieux d’abstraction, on est à l’aise. On n’est pas dérangé par le monde réel, le monde vécu. Le réel dit : « toi, qui parles de dignité dans de longs discours écrits ou parlés, qu’en est-il de ta dignité et de tes indignités », après tu seras plus légitime pour en parler. Sinon, c’est du bavardage. — Néanmoins, les philosophes de service dégagent deux approches que nous avons un peu évoquées : Une approche dite ontologique. On respecte une dignité intrinsèque à la personne humaine qu’on ne peut jamais perdre. Kant la définit par le fait de considérer l’être humain comme une valeur qui n’a pas de prix — ce qui exclut de le réduire à n’être qu’un moyen. Une approche existentielle (je ne sais si c’est le bon mot). Ici, comme je l’ai dit plus haut, la dignité, ça se gagne, ça se conquiert, on gagne en dignité. On ne perd rien puisque l’on n’a pas un capital dignité au départ. Ici, le propos me fait quelque chose. J’ai le sentiment de grandir. S’y mêle du contentement. C’est le propos qui me rend joyeux, pas la notion de dignité elle-même. D’ailleurs je n’en sais pas plus sur ce qu’elle est fondamentalement. Mais je ne suis même pas sûr quel est un fondement. — Il n’y a pas de définition de la dignité, hormis celle, desséchée, des dictionnaires. Comme saint Augustin pour le temps : il sait ce que c’est tant qu’on ne lui pose pas la question. De même pour la dignité, nous savons ce que c’est lorsqu’elle est en chair et en os, lorsqu’elle est incorporée, en situation. Le 19 mars, dans le 8/9 de France Inter, Sonia Devillers interview un des rares journalistes restant à Gaza au moment de la reprise des bombardements par Netayahou et ses militaires. Le journaliste palestinien, Rami Abou Jamous, déclare : « Je préfère mourir dans la dignité plutôt que de marcher dans Gaza les mains en l’air sous le regard des soldats israéliens ». Avec lui, on devine ce qu’est la dignité et ce qui serait indigne : marcher dans Gaza, les mains en l’air, sous le regard des soldats israéliens. Derrière se devine ce que serait la dignité manifestée par le corps. Tête haute, regard fier, démarche assurée. La dignité comme l’indignation est une posture, une conduite, un comportement. Michel Jonasz dans la chanson « La maison de retraite » : « on n’ira pas, je veux vivre libre et digne ». Cette fois, par défaut, il désigne des conditions de vie. Il existe des conditions de vie qui ne sont pas dignes d’un être humain. Il indique aussi que la dignité, ce n’est pas un attribut essentiel donné une fois pour toutes à l’homme, comme le laisse entendre le chrétien et le philosophe Kant, mais une conquête : on se rend digne, on reste digne par nos actions. — Dans tous les cas, qu’il s’agisse de conditions de vie indignes ou qu’il s’agisse d’un combat pour rester ou être digne, c’est en référence à des valeurs ou des principes qui permettent de juger ce qu’il en est. Et à nouveau, de référer à ce qui est bien ou mal. Ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Évidemment, avec ce mode de pensée, l’on va très vite tomber dans des variations historiques et culturelles et demander l’avis d’Eichmann ou au tortionnaire stalinien, chacun pouvant s’estimer digne d’avoir fait son devoir et de bonne façon. Avec Pascal, on estimera qu’avant l’établissement, l’établissement de valeurs, il n’y a rien. Ce sont les forces idéologiques en présence qui en décideront. Un jour, l’avortement c’est pas bien, un autre c’est bien. Quelques jours après, certains vont inverser les signes : moins pour l’un, plus pour l’autre. Donc pas de bien, pas de mal en soi, mais déterminés selon les conjonctures idéologiques. Suite au procès de Marine Le Pen, la dignité, la probité des juges et la valeur de la justice sont en jeu. Gageons que ce sont les juges de la République et non la République des juges qui l’emporteront. — Je reviens à Kant (Fondement de la métaphysique des mœurs). Selon lui, tout être humain a une dignité du fait qu’il est un être humain. Pour les animaux, on ne sait pas encore. Quels que soient les actes commis, tortures, meurtres, assassinats, maltraitance, viols, j’en passe et des meilleurs, leurs auteurs restent des hommes ou des femmes — c’est le plus souvent des hommes — donc, gardent leur dignité. À ce titre, ils ont le droit d’être jugés et de passer en justice. Dire que ce sont des monstres, c’est leur enlever leur humanité et par conséquent, leur dignité. C’est dur à avaler, certes, mais c’est une garantie pour tous les individus, car là encore, le dignitomètre a des degrés et est sujet à variations selon les époques et les lieux. — Sur le fond — si tant est qu’il y en ait un — il y a un défaut dans le raisonnement qui consiste à dire que l’homme a une essence et des attributs. Pour Descartes, la substance, l’essence des choses, c’est l’étendue, la res extensa et des attributs, la hauteur, la longueur, la largeur, etc. Une chose qui perdrait ces attributs en tout ou partie ne serait plus une chose. De la même manière, l’essence de l’évier a ses attributs : une alimentation, une évacuation et une forme concave. La forme, la couleur étant des attributs secondaires n’affectent pas l’essence. Par contre, qu’un attribut essentiel vienne à manquer et s’en est fini de l’essence et du lavabo. Et c’en est fini de l’être humain. La dignité serait comme un attribut essentiel de l’homme, presque un capital. Un capital dignité. On peut le fructifier et rester digne ou bien le dépenser et perdre sa dignité. Kant revient : « Non, quoi qu’il fasse, l’homme reste digne ou plutôt est digne ». — La même chose pour la perspective historique. Contrairement à ce qui se dit, la notion n’est pas dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Il n’en est question que dans l’article 6, mais il ne s’agit que de dignités au sens ancien : « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Par contre, dans la Déclaration de 1948, il est écrit dans son article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » La notion de dignité est d’origine bourgeoise, produite par les commerçants, boutiquiers et autres entrepreneurs. Le bourgeois gentilhomme (Molière) ne pouvant se glorifier de l’honneur des nobles détourne les dignités en Dignité. La dignité comme comportement, posture morale proche de la morale chrétienne. Il s’agit de se contenir et de contenir tous les tours que le corps peut nous jouer. La maîtrise, la pudeur, la retenue sont les maîtres mots de cette dignité. Mais la dignité marchande a aussi un versant libéral de mèche avec le capitalisme. L’homme est responsable de ce qu’il est. L’homme, version sartrienne libérale, est celui qui se construit lui-même à partir de ce qu’on a fait de lui. Il est donc un self-made man. On n’est pas digne, on se rend digne par ses œuvres. Tonalité protestante, éthique protestante (Max Weber). Il sera peut-être intéressant de savoir que chez les grecs, la timè indique le prix, la valeur et par suite la considération et l’honneur attachés à l'argent qui permet d'accéder à une fonction. Idée que l’on retrouve chez les romains où la dignitas vient de dignus, le prix et par extension liée à l'argent, les charges publiques (consul), un privilège (chevalier de la légion d’honneur). En ce sens n’est digne que celui qui a quelque bien. Pour l'anecdote et pour montrer que beaucoup de mots ont une racine comptable et marchande, raison vient de ratio et penser vient de peser, soupeser sans doute un objet de valeur. — Cyntia Fleury développe une idée originale — enfin, elle l’est pour moi —. D’une part, une sensibilité accrue et à fleur de peau aux injustices, aux inégalités, à la pauvreté, etc. De l’autre, des menaces de plus en plus pressantes, crise sociale, sanitaire, écologique. De là, la peur de déchoir, d’avoir des conduites indignes étant dans l’incapacité de répondre aux demandes, notamment des plus démunis. Les conditions indignes de travail des soignants pendant le COVID les ont conduits à avoir des conduites « indignes » en faisant le tri des malades les mettant en contradiction avec leurs valeurs. Toutes ces idées sont intéressantes. Aideront-elles à avoir une conduite digne ? Peu probable. Elles rendent un peu plus intelligents, mais elles n’affectent pas fondamentalement les individus, car la dignité et l’indignation sont de l’ordre des émotions, du désir, de la pulsion. Et puis, elles ronronnent dans le même cadre, la même problématique. Et il ne suffit pas de crier « Indignez-vous » (Stéphan Hessel), injonction paradoxale, comme celle qui commande d’être autonome ! — Pour moi, les thèses de Nietzche sont plus rafraîchissantes et opératoires (je me demande pourquoi elles m’affectent). Notamment parce que certaines sont par delà le bien et le mal. D’une part, en s’interrogeant sur la fonction nihiliste des valeurs et ici, celle de dignité vécue comme un étouffoir de la vie, surtout si l’on considère l’inflation qui fait de la dignité un passage incontournable pour se définir comme sujet ! Nietzsche, en outre, adopte une approche holistique de la vie, qu’il qualifie de vitalisme. Il cherche à découvrir la vertu cachée dans ce qui est considéré comme mal ou indigne, en brisant ainsi la logique binaire. Il en résulte que le courage démontré par le criminel en fait une personne vertueuse. La vertu du couteau est de couper aussi bien un morceau de viande qu’un homme ou une femme. Dans les deux cas, au-delà du bien et du mal, il y a la vie. — Jean Valjean dans les misérables est indigne. Il vole le prêtre qui l’accueille. Le prêtre reste digne lorsqu’il fourvoie les gendarmes. Il redonne de la dignité à Jean Valjean qui n’en avait pas ou plus, car, après tout c’est un être humain. Et Jean Valgean éprouve du remords. Sans fin

Ajouter un commentaire

Les commentaires peuvent être formatés en utilisant une syntaxe wiki simplifiée.

Ajouter un rétrolien

URL de rétrolien : https://www.cyberphilo.org/trackback/313

Haut de page