SE LOGER OU HABITER

Un rebond sur TRAVERSER LE MONDE OU L’HABITER : QUE CHOISIR ?

Voilà une curieuse alternative. Entre traverser et habiter, il y a un point commun : le chemin. Dans le premier cas, lorsque nous traversons un endroit, nous empruntons un ou des sentiers. Dans le second cas, lorsque nous résidons dans un lieu, nous empruntons également un chemin pour y entrer ou en sortir, pour nous y déplacer. Dans les deux cas, il n’y a pas qu’un chemin, mais des chemins. Les chemins sont en effet multiples. Mais au fur et à mesure que le but approche, les possibilités de choisir telle ou telle voie se réduisent. Sur l’autoroute des vacances, nous pourrions aller de-ci, de-là. Notre libre arbitre devrait nous permettre de faire un détour pour aller voir un site remarquable ou suivre une déviation. Avec cette réserve que l’autoroute est la voie qui n’offre qu’une seule possibilité, rendant presque impossibles les contournements, les bifurcations, les digressions. Les seuls délires (sortir du sillon) sont ceux proposés par les panneaux indiquant qu’un site remarquable se trouve un peu plus loin. C’est comme la pensée : rigide, dogmatique, elle n’emprunte qu’une seule voie sans en dévier. Une pensée autoroutière. Alors que la pensée, naturellement et au contraire, emprunte des chemins de traverse, souple, allègre, rêveuse, elle va, comme le dit Montaigne à gambades. Par nature, la pensée est buissonnière. Buissonnière comme ces chemins creux de l’enfance qui retarde l’arrivée à l’école ou le retour à la maison. Hélas, les discours de la méthode l’enferment dans des glissières de sécurité et n’offrent que quelques maigres aires de repos aux noms romantiques. La réduction des distances par la vitesse, la réduction de l’imaginaire par la ligne droite est une abstraction du réel. À l’abstraction des déplacements correspondent d’autres abstractions : le GPS, la machine à laver numérique, la domotique, le téléphone mobile. Toutes ces choses réduisent le geste à un simple clic, mais, en même temps, elles augmentent l’abstraction. Le touriste en est le symbole qui regarde le monde à travers ses objectifs. Il ne voyage plus, il se précipite. Et par économie de gestes et manque d'élégance, mettent leurs valises sur des roulettes. Comme nous l’écrivions dans la présentation de cette conférence « Les voies romaines traçaient des voies rectilignes traversant les paysages pour aller de ville en ville. Par contre, dans nos bocages, les chemins étroits et sinueux vont d’homme à homme par des sentiers creux. » Les Romains et la civilisation suivante sont utilitariste : au plus près, au plus vite pour aller faire la guerre aux Gaulois et Hitler invente les autoroutes pour arriver plus rapidement à ses buts.

Nous poursuivions : « Il apparaît alors que les chemins se répartissent en deux groupes : ceux qui se tracent dans l’abstrait avec une règle sur une carte ; et ceux qui s’inventent au cours du temps, suivant les besoins de la vie quotidienne. “En Irlande, ce sont les ânes qui tracent les routes” disent les prospectus publicitaires ironisant sur le travail des ingénieurs étrangers pour valoriser l’unité de nature entre le paysage irlandais et la vie quotidienne de ses habitants. » En effet, nous le savons, la carte n’est pas le territoire que nous accommodons à notre sauce contre les faiseurs de routes obligée. Nous sommes des ânes, nous qui traçons un chemin de terre à travers la pelouse ordonnée et lisse dessinée par des paysagistes abstraits. Et je repense à ces chemins creux de mon enfance bien faits pour retarder notre arrivée à l’école ou au logis familial.

Et de conclure « Mais, dans tous les cas, ce sont deux façons différentes d’habiter un monde qui apparaît alors comme l’univers des besoins humains. Si l’humanité s’est développée par migrations, ce qu’elle a trouvé devant elle ce ne furent pas les chemins, mais leur modèle. Quels sont donc ces besoins et que révèlent-ils de notre façon d’occuper ce monde lorsqu’il devient « notre monde » ? Or, justement, pour les migrants d’aujourd’hui, migrer, c’est inventer des voies surprenantes et surtout ne pas emprunter les sentiers battus, contrôlés, sécurisés... Pour ma part, et dans cette alternative traverser ou habiter, je propose une distinction entre :

Se LOGER ou HABITER ?

Si tous les chemins mènent à Rome, il en est un qui mène sûrement chez soi. Pierre Dac, né en 1893 à Châlons-sur-Marne et mort en 1975, répondait aux questions « d’où venons-nous ? » « Qui sommes-nous ? » « Où allons-nous ? » par : « je viens de chez moi, je suis moi, et je retourne chez moi ». Sans le savoir (sans doute), il répondait à un problème ontologique majeur : comment savoir ce que nous sommes ? La réponse est limpide : parce que nous habitons quelque part. Lorsque je dis « chez moi », il ne s’agit pas simplement d’un lieu avec un toit, des murs, des fenêtres et des portes. C’est aussi un lieu psychologique et idéologique. Et Martin Heidegger de montrer au sortir de la guerre de 14 et de la crise du logement qui s’ensuivit qu’il ne s’agissait pas simplement de faire des logements pour « habiter ». Au contraire, il invite dans son essai à distinguer entre logement et habitation. Il ne suffit pas, selon lui, d’être à l’abri des aléas météorologiques pour trouver sa place dans le monde. On édifie des habitations superposées, appelées « cages à lapins », où l’horizontalité a remplacé la verticalité. Pourtant, la question soulevée par Heidegger demeure pertinente : dans quelles circonstances une construction permet-elle à l’être humain de s’épanouir pleinement en tant qu’être humain, en habitant plutôt qu’en se contentant de se loger ? Des sans-abri refusent d’être hébergés dans des centres dits d’accueil. Une tente, une cabane en carton, un sac de couchage sous un pont sont jugés plus hospitaliers parce qu’ils y sont « chez eux ». Ils les habitent. Il est pertinent de se demander si des lieux réellement habités sont possibles. La multiplication des non-lieux, des lieux de transit, des zones commerciales ou professionnelles produit des espaces vides et déserts. Hannah Arendt insiste sur ce point : c’est parce que des individus se retrouvent dans un lieu non pas pour acheter et consommer, mais pour œuvrer en faveur d’une cause que ce lieu devient public, devient un espace politique : un lieu habité. À la Renaissance, le projet des architectes et des urbanistes est de créer des lieux favorables à l’action politique, des espaces publics où l’histoire se fait en commun. L’invention de la perspective géométrique servira ce projet. Place d’Erlon, le Boulingrin à Reims, non-lieux, déserts et inhabités où se « logent » la multitude bêlante des consommateurs. Sans perspectives.

Didier M.

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