Ma rue d’enfant mesurait 300 mètres de long. Elle quittait le boulevard cossu pour aller se jeter dans une autre rue plus industrieuse. Elle desservait surtout des habitations à peine contrariées par un silo à grains et un atelier de réparation. Ma maison était au bout de la rue...
Le soir, la rue n’était éclairée qu’en son milieu par un lampadaire famélique qui dessinait un rond de lumière blafarde sur le macadam. 300 mètres à faire, un pan de nuit, le rond de lumière, puis un autre pan de nuit noire. Encadré de ces deux obscurités malveillantes, le cercle de lumière paraissait un havre sécurisant. Arrivant sur son bord, je tournais la tête pour voir si je n’étais pas suivi, mais ce n’était que de mon ombre. Elle se profilait, gagnait du terrain au fur et à mesure que j’avançais pour arriver au zénith en se fondant dans mon corps. J’aimais ce moment et y restais quelques instants sans doute pour reprendre courage et m’engager dans le deuxième tronçon de nuit. Je fais à peine un pas et déjà l’ombre de moi-même se détache. Encore un pas, puis un autre, elle s’allonge pour disparaître dans la nuit.
Pour Clément Rosset, l’ombre est le double du réel. Elle témoigne de son existence. Un objet, un être sans ombre n’existe pas ou bien il est comme ce Gygès qui se rend invisible grâce à son anneau ou l’homme sans ombre du film éponyme. Rien ne vient témoigner de leur réalité. Il faut bien qu’il y ait des ombres au tableau pour prouver sa présence. L’ombre, sans réalité, atteste de la réalité des choses. « Il existe certains doubles qui sont au contraire des signatures du réel garantissant son authenticité : telle l’ombre… » Si elle vient à manquer « l’objet perd sa réalité et devient lui-même fantomatique. » Nietzche, au contraire, fait du Zénith le moment de la non-coïncidence. La révélation du midi c’est la révélation de deux temps. « L’enchanteur parut à l’heure fatidique, L’ami de midi, Non ne demandez pas qui il est, Il était midi, quand un est devenu deux. ». Or, si j’extrapole, le temps de midi est le temps de la coïncidence parfaite entre mon ombre et moi-même. La coïncidence parfaite, c’est la mort.
Faire un pas de plus, c’est créer un imperceptible décalage pour que quelque chose, un instant disparu, renaisse et pouvoir s’avancer rassuré d’exister dans la nuit noire. Encore faut-il qu’il y ait eu suffisamment de lumière !
De la nature des Choses - Lucrèce L’ombre semble avec nous marcher sous le soleil : Au geste elle répond par un geste pareil. Serait-ce donc qu’un air sans lumière (notre ombre N’est rien que le contour d’une tranche d’air sombre) Peut simuler la marche et le geste vivant ? Non. L’ombre est toute place où l’être, en se mouvant, Vient dérober le sol à la clarté solaire. Le lieu que nous quittons d’un jour nouveau s’éclaire, Quand l’ombre avance avec le corps qui la produit. 380On croit que c’est la même et qu’un spectre nous suit. Incessamment versés, des rayons neufs se pressent Sur le chemin tracé par ceux qui disparaissent, Et chacun semble un fil dévidé dans le feu. C’est pourquoi tout d’un coup la lumière en un lieu S’éclipse et, retombant d’une chute soudaine, Lave d’un flot de jour l’ombre posée à peine.
N’accusons pas les yeux. Signaler tour à tour En tel endroit de l’ombre, en tel autre du jour, C’est l’office des yeux. Mais la lumière est-elle Une, immuable ? ou bien successive et nouvelle ? L’ombre est-elle un fantôme, un être, un mouvement ? Ou bien, comme on l’a dit, l’éclipse d’un moment ? L’esprit seul en est juge, et seul conçoit les causes. Les yeux n’atteignant pas la substance des choses, Aux erreurs de l’esprit les yeux n’ont point de part.