Pour le corps, on les a appelés monstres, infirmes, invalides, mutilés, paralysés handicapés, personne en situation de handicap ; côté esprit, ils ont été idiots, fous, débiles, malades mentaux, handicapés mentaux. On se félicite de cette évolution du vocabulaire pensant qu'en changeant les mots on change la réalité. Grâce aux sciences, les troubles musculo-squelettiques d'une part ou les troubles du comportement d'autre part sont mieux repérés. Désormais, nous avons à notre disposition une « classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé ”, d'un « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » ou DSM ou encore d'un « Système d’identification et de mesure du handicap ». Finies les généralisations. Maintenant, nous sommes plus précis. On est tétraplégique, polyhandicapé, infirme moteur cérébral ou schizophrène, autiste, trisomique. Côté troubles mentaux, on est arrivé à en recenser à ce jour un peu plus de 400. Grâce à ce repérage, on parvient avec plus ou moins de bonheur à soigner, réparer, réadapter, compenser en bonne partie maintenant grâce à procédures psychiatriques et à des matériels technologiques performants. Comme disait à peu près je ne sais plus qui « le monde n'est pas bien rangé, c'est un vrai foutoir », mais cet auteur renonçait à le ranger alors que par ailleurs on se démène à le mettre en ordre et à le loger dans des tiroirs. Et comme il y a des anomalies, des anormalités qu'on appelle troubles et qui sont régulièrement découvertes, on crée de nouveaux tiroirs pour les ranger.
Et lorsqu'on prend l'habitude de fabriquer des tiroirs, on continue à en produire et on finit bien par les remplir. En y faisant rentrer des choses qui normalement n'auraient pas dû y être parce qu'elles sont de l'ordre de la vie normale... mais on ne sait jamais. On s'est aperçu qu'une dent de travers ou un mot de travers n'était pas normal et on a inventé l’orthodontiste et l'orthophoniste. Ou peut-être a-t-on crée d'abord la spécialité et finit par trouver l'anomalie. Mon « kiné » après une séance d'observations et de mesures m'a conseillé de voir un orthopédiste au motif que j'avais une jambe plus courte de quelques millimètres et que ce n'était pas normal. J'allais plutôt bien en entrant, beaucoup moins en sortant. Il existe autant d'ortho- ceci ou cela qu'il y a d'anomalies découvertes ou peut-être inventées, fabriquées. Le préfixe ortho- signifie droit et ou encore remettre droit, en ligne. Redresser. Corriger. Les corps, les têtes. Pour les idées peu convenues on consultera l'ortho-doxe, celui qui remet droites les opinions. Bref, une vaste entreprise de correction, de rectification, de normalisation et incidemment de définition de la normalité. Pour notre bien et notre bien-être
« La maîtresse dit que mon fils n’est pas normal, qu’il a un handicap », « Votre enfant est hyperactif. Il perturbe la classe. Il a besoin d’un traitement », « Il a 4 ans, l’institutrice dit que mon fils travaille mal, qu’il faudrait qu’on lui fasse un test de QI». Tous les jours, Thierry Delcourt, psychiatre et psychanalyste entend dans son cabinet de consultation, ces « mots qui tuent » de parents désemparés qui doivent faire subir à leur enfant des tests pour décider d’un trouble neurodéveloppemental, d’un handicap, puis les rééduquer et leur prescrire des médicaments. Aux États-Unis, le nombre de jeunes concernés avoisine les 20 %. En France, il a augmenté de 300% en 15 ans. Or, ces enfants ne sont pas handicapés ni anormaux, ils sont souvent en difficulté psychiques, anxieux, déstabilisés, insécurisés. Moins grave, la maîtresse m'avait fait remarquer que mon fils âgé de 6 ans à l'époque ne penser qu'à jouer. Je ne suis pas allé chez le psy ni à la pharmacie ! Dans son livre « La fabrique des enfants anormaux », Thierry Delcourt met à jour ce processus minutieux et insidieux de la confection des troubles psychiques. Alors qu'en fait, il ne s’agit pas de troubles psychiques, mais de la facilité avec laquelle un diagnostic est posé de façon excessive, avec des conséquences désastreuses pour les enfants, dont la prescription injustifiée et dangereuse de traitements médicamenteux. Ainsi, dit-il, de nouveaux diagnostics sont apparus, dont la bipolarité (un trouble fourre-tout jusqu’alors utilisé uniquement pour l’adulte), le trouble oppositionnel avec provocation, TOP, qui conduisent à prescrire à des enfants un peu instables et turbulents, des médicaments psychotropes dont les effets secondaires sont redoutables. Et Thierry Delcourt d'ajouter que plus vous fabriquez des troubles plus vous trouvez d'enfants en relevant. Ainsi quatre fois plus d’enfants dits handicapés sont inclus dans l’école. Or, on constate dans le même temps une augmentation des enfants placés en institut spécialisé. Qu'il va falloir ensuite inclure ! Cela signifie donc que l’inclusion dont on parle tant n’est alors que la résultante, la conséquence d’une fabrique du handicap à partir de ce que l’école juge anormal. Michel Foucault dans « Surveiller et Punir » avait exposé comment les institutions procèdent chacune à leur façon au redressement des corps humains. L'école parfois m'attachait les bras au dossier du pupitre pour que je me tienne droit. Étroitement lié, le redressement des corps conduit pour Michel Foucault au redressement des morales et se tenir droit acquiert ainsi un double sens, physique et moral. Allant plus loin, on pourrait se passer de spécialiste en devenant chacun son propre censeur après avoir été corrigé tout au long de sa vie par des spécialistes. Pensez à vous tenir droit, rentrer le ventre, surveillez vos gestes, vos paroles. En recherchant des mots commençant par « ortho », j'ai trouvé orthosexualité. Pour redresser les sexualités déviantes et anormales. Ainsi va le monde ! https://youtu.be/X_jClxB94tc
Didier Martz, le 23 avril 2021 Philosophe www.cyberphilo.org « Ainsi va le monde », un recueil de chroniques philosophiques