Un énorme bateau portant des centaines de conteneurs s'est échoué dans le canal de Suez. La circulation des bateaux a été interrompue et il faudra quelques jours pour qu'elle reprenne normalement. Il s'agirait juste d'un accident sans beaucoup de dommages à part les pertes des convoyeurs et affréteurs.
Il faudra rechercher quelles ont été les circonstances de l'accident et déterminer les responsabilités. La plupart du temps, il s'agit d'une erreur humaine, mais on a vite fait de mettre cela sur le compte d'une défaillance de la machine. Et dans la foulée d'accuser la technique et les technologies. Toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus loin sans se soucier des revers de gravité variable que nous essuyons régulièrement : incident, accident, catastrophe, krach, etc. « Le progrès et la catastrophe sont, dit Hannah Arendt, l'avers et le revers d'une même médaille. »
Mais l'expert ne s'accommode pas de cette explication. S'il y a eu défaillance de la machine, c'est que la prévention et la maintenance ont été insuffisantes. Voire la conception. Par conséquent, on en arrive toujours à l'homme. Et l'homme pourrait bien avoir honte, la honte prométhéenne comme la nomme Günther Anders. Eric Lemaître dans son livre « Chronique d'un monde en pièces » note que l'homme « se sent comme dépassé, pire, submergé par sa propre création qui l’anéantit, le prive de sa dimension ontologique ». Ce n'est pas seulement les objets qui sont obsolescents, mais l'homme lui-même. On savait sa durée de vie limitée, mais c'est dans le cours même de sa vie qu'il se périme. Au-delà d'une certaine limite, le ticket n'est plus valable (Romain Gary). L'accident du canal de Suez, les tours du 11 septembre, le krach boursier et krach d'avion, Tchernobyl, Fukushima... l'homme est dépassé par ses productions. Il devrait avoir honte, baisser la tête et mettre les mains derrière son dos. Même pas, il poursuit sa route sans bien savoir où il va. Le seul guide est d'accumuler, d’amasser et de détruire en même temps. Et ces quelques hommes et femmes – parce qu'ils ne sont que quelques-uns et quelques-unes - vont de par le monde voir s'il ne resterait pas encore quelque chose à ramasser comme le feraient de simples cueilleurs de palourdes qui ne se soucient pas de savoir si le maintien de l'espèce sera assuré.
On pense aussi que dans l'accident de Suez, la mondialisation y est pour quelque chose. On ramasse ici, on transporte là-bas, on pose et vite on repart ailleurs. Et pour aller encore plus vite on creuse Panama et Suez, on construit des ponts, perce des tunnels, crée des gués, bref on troue la terre. La nouvelle mondialisation, contrairement à l'ancienne, a besoin de la vitesse.
En 2002, sous le titre "Ce qui arrive", Paul Virilio, urbaniste et essayiste, a monté une exposition sur l'accident dans l'histoire contemporaine : Tchernobyl, 11-septembre, tsunami... Ces catastrophes, montrait-il, étaient enfantées par nos prouesses technologiques. Elles indiquaient aussi que nous étions passés d'accidents locaux à des accidents globaux aux conséquences inscrites dans la durée. Suez est un accident local. Mais Suez s'inscrit dans le phénomène d'accélération de l'Histoire, et cette accélération est la source de la multiplication d'accidents majeurs. Cet accident est sans doute une erreur humaine, mais générée par la nécessité d'aller vite. La vitesse et ce qui va avec, le temps réel, l'instantané, la simultanéité seront à l'origine des catastrophes qui nous attendent parce que même un Suez local par l'enchaînement des causes et des effets provoque la catastrophe globale. Voilà ce qui va nous arriver : mieux vaut être prévenus.
Didier Martz, 1er avril 2021 https://youtu.be/Pj01ez35U4Q
Ainsi va le monde Un recueil de 406 chroniques philosophiques
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