Ce fut prémonitoire. Il y a quelque temps apparaissaient progressivement sur les machines à carte bancaire une lucarne sur laquelle il suffisait de passer sa carte pour valider son paiement. Plus besoin de l'introduire et de taper son code sur les touches de la machine pour que le paiement soit enregistré. C’est certes un petit pas pour l'homme seul devant la machine mais un bond de géant pour l’humanité aurait pu dire Neil Armstrong revenu de son voyage sur la lune. Et c'est aussi une émancipation et un gain d'autonomie pour le chaland qui n'a plus à attendre le feu vert du caissier ou de la caissière le « laissant » introduire sa carte dans l'appareil. Effectivement, l'humanité des hommes et des femmes a gagné en autonomie depuis qu'ici et là on la « laisse » mettre sa carte et la retirer, on la « laisse » aussi patienter, la « laisse » mettre son manteau, la « laisse » repartir sans avoir à l'accompagner dans cette démarche hautement compliquée.
Avec l'épidémie, le « sans contact » des machines à carte bancaire s'est généralisé et dès lors qu'on ne dépasse le seuil des 50 euros, il est désormais inutile d'utiliser son index ou tout autre doigt pour taper un code avec tous les risques possibles de contagion. Evidemment, cela ne concerne que ceux qui ont une carte bancaire, qui ont un compte bancaire et de l'argent sur le dit compte. Ce qui écarte une bonne partie de la population.
Mais désormais le « sans contact », à cause de l'épidémie, s'est élargi à toute une population riche ou pauvre et ses pratiques ou habitudes. Finis les embrassades, les accolades, les serrements de mains. Foin des proximités, il s'agit désormais de prendre ses distances y compris « quand on aime ses proches », mieux vaut alors ne pas trop s'en approcher. Rien n'est dit à propos des gifles et des fessées. Enfin, toutes les manières d'exprimer avec le corps un sentiment affectif d'empathie ou d'antipathie disparaissent. Il ne reste plus comme dans certains magasins exposant des objets précieux ou fragiles qu'à « toucher avec les yeux » et surtout les personnes présentant un risque.
Voilà donc un corps devenu bien encombrant qui ne sait plus trop où se mettre. Progressivement celui-ci se voit déposséder des fonctions qui lui étaient dévolus par un processus toujours plus dense d'exosomatisation dirait Bernard Stiegler. Exosomatisation se rapportant à un processus qui voit nombre d'objets techniques ou technologiques mis hors du corps pour remplacer certaines de ses fonctions. On pourrait les appeler simplement prothèses destinées à remplacer un membre, un organe ou une articulation. Donc une fonction. Le début de ce processus remonte loin. On pourrait dire qu'il commence à partir du moment où les hommes ont prolongé leur main par un silex pour provoquer une étincelle. Puis une lance, une houe, une charrette, une machine, etc. Aujourd'hui il délègue sa mémoire à l'ordinateur, son sens de l'orientation à un GPS, ses mouvements à la télécommande, son intelligence réelle à une intelligence artificielle et ses charges à une valise à roulettes. Il externalise toutes ces fonctions à un agent extérieur. Le terrain est prêt pour rendre le corps inutile. Déjà Platon recommandait d'envoyer promener son corps pour permettre à l'âme de raisonner plus facilement. C'est pratiquement chose faite. Il ne restait plus qu'à éliminer les attouchements en tenant les gens à distance. Dans respect, il y a tenir en respect. Ainsi va le monde !
12 Octobre 2020 Didier Martz, philosophe, auteur « Ainsi va le monde », un recueil de 406 chroniques chez l'auteur – www.cyberphilo.org Vieillir comme le bon vin (à paraître), La tyrannie du Bienvieillir, Dépendance quand tu nous tiens, La lumière noire du suicide, Dictionnaire impertinent de la vieillesse... chez ERES https://youtu.be/ER8CD5rZCUY
1 De M RIVIERE -
Sommes nous devenus des cartes bancaires ? "Nos vies n'ont plus aucun sens depuis qu'elles sont indexées sur le prix de l'essence"