480 - L'homme qui a faim...
« Il est terrible le petit bruit de l'oeuf dur, cassé sur un comptoir d'étain Il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim Elle est terrible aussi la tête de l'homme, la tête de l'homme qui a faim... » (Jacques Prévert)
Il n'y a plus d'oeufs durs sur les comptoirs et plus d'étain. Autrefois, oui. Sur un tourniquet en inox trônait une dizaine d'oeufs à la merci de chacun. Sur une soucoupe blanche on répandait un peu de sel pour accueillir l'oeuf cassé sur le comptoir d'étain.
Autrefois. Aujourd'hui, il n'y a plus d'oeufs, plus de comptoir en étain mais les hommes ont toujours faim. Et c'est un autre bruit qui se fait entendre. Pas celui de la coquille d'oeuf qui se fracasse contre le métal, sec et étriqué presque squelettique. Mais un bruit léger et menu, imperceptible. Pas exactement le froissement d'une étoffe ou le grésillement d'une braise. Ni le crissement grinçant de la craie sur le tableau vert ou celui de deux dents entre elles..
Plutôt le frottement d'un objet sur un autre objet où l'un prend le pas sur l'autre comme lorsqu'on lime un ongle. Lime désireuse de donner une autre forme comme le sculpteur extrait du marbre une forme qui semble y être contenue. Avec délicatesse parfois avec hargne. On ne peut pas négliger ce qu'il peut y avoir d'espérance et donc d'attente dans le geste qui consiste à aller chercher quelque chose au-delà de ce qui est visible. Un geste qui se fait entendre.
Le bruit devenu son dès lors qu'on l'écoute est régulier, des petits coups secs, rapides, brefs puis un silence, un grand silence. Puis à nouveau des petits coups secs, rapides, brefs suivis d'un autre grand silence. Dans les premiers, on entend l'empressement et la hâte. De l'impatience mêlée de nervosité. C'est que le geste n'accomplit pas une tâche comme limer un ongle ou éplucher une pomme de terre. Il est au-delà de l'utilité, dans le rêve. Dans le silence qui suit, on n'entend rien ou on entend trop. On entend le vide : abyssal.
Un bruit est un bruit, un son est un son dira-t-on mais soyons plus attentifs. Penchons l'oreille. Tentons de déceler ce qu'il peut contenir d'espoir, de désir, d'attente mêlé de crainte, d'appréhension avec la fébrilité qui lui est attachée. Tentons d'entendre dans ces petits coups secs et répétés, le désir et le manque qui l'accompagne. Puis vient le silence, le grand silence. Pas n'importe lequel. Un silence désappointé et désenchanté. La déconvenue, « une corde brisée aux doigts du guitariste ». Mais tout n'est pas perdu, à nouveau il frotte, il gratte.
Une pièce de monnaie cuivrée, un centime d'euro, sur un morceau de carton coloré. Une pièce nerveuse qui gratte la pastille d'aluminium brossé pour révéler le chiffre magique, le smiley souriant ou triste. Perdu. Il est triste. Il faut recommencer, gratter encore et encore, ici se niche le trésor.
« Il est terrible le petit bruit du ticket, gratté désespérément sur un coin Il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim Elle est terrible la tête de l'homme qui espère son gain Pour qu'enfin chantent les lendemains ». Ainsi va le monde
Ainsi va le monde Chroniques philosophiques de la vie ordinaire 416 pages, 406 chroniques - Nombre limité 20 euros – Editeur D. Martz