472 – L'odeur de réfectoire et l'autorité
En ces jours de rentrée scolaire, il est peut être avantageux de venir au Propos sur l'éducation d'Alain, philosophe et professeur de français. Alain de son vrai nom Emile-Auguste Chartier est né le 3 mars 1868 à Mortagne au Perche dans l'Orne et mourut le 2 juin 1951 au Vésinet dans les Yvelines. L'auteur utilisa différents pseudonymes entre 1893 et 1914, tels Criton (1893), Quart d'œil ou encore Philibert, pour signer ses chroniques dans "La Dépêche de Lorient" (jusqu'en 1903) puis dans "La Dépêche de Rouen et de Normandie" et ses pamphlets dans "La Démocratie rouennaise". Alain réfutait l'exercice d'une autorité qui se fonderait sur la discipline, les titres ou les galons. Par contre une autorité fondée sur la compétence, le dévouement et l'attention portée à chacun serait plus facilement acceptée. Dans un recueil de ses chroniques écrites entre1906 et 1914 intitulé Propos d'un normand paru aux éditions Gallimard, on en trouve une au titre curieux : l'odeur de réfectoire. L'auditeur ne verra pas d'emblée en quoi cette odeur pourrait déterminer chez celui qui la respire un certain rapport à l'autorité. La suite du texte que nous allons lui lire prouvera que si. Le voici : « Il y a une odeur de réfectoire, que l’on retrouve la même dans tous les réfectoires. Que ce soient des Chartreux qui y mangent, ou des séminaristes, ou des lycéens, ou de tendres jeunes filles, un réfectoire a toujours une odeur de réfectoire. Cela ne peut se décrire. Eau grasse ? Pain moisi ? Je ne sais. Si vous n’avez jamais senti cette odeur, je ne puis vous en donner l’idée ; on ne peut parler de lumière aux aveugles. Pour moi cette odeur se distingue autant des autres que le bleu se distingue du rouge.
Si vous ne la connaissez pas, je vous estime heureux. Cela prouve que vous n’avez jamais été enfermé dans quelque collège. Cela prouve que vous n’avez pas été prisonnier de l’ordre et ennemi des lois dès vos premières années. Depuis, vous vous êtes montré bon citoyen, bon contribuable, bon époux, bon père ; vous avez appris peu à peu à subir l’action des forces sociales ; jusque dans le gendarme, vous avez reconnu un ami ; car la vie de famille vous a appris à faire de nécessité plaisir.
Mais ceux qui ont connu l’odeur de réfectoire, vous n’en ferez rien. Ils ont passé leur enfance à tirer sur la corde ; un beau jour enfin ils l’ont cassée ; et voilà comment ils sont entrés dans la vie, comme ces chiens suspects qui traînent un bout de corde. Toujours ils se hérisseront, même devant la plus appétissante pâtée. Jamais ils n’aimeront ce qui est ordre et règle ; ils auront trop craint pour pouvoir jamais respecter. Vous les verrez toujours enragés contre les lois et règlements, contre la politesse, contre la morale, contre les classiques, contre la pédagogie et contre les palmes académiques ; car tout cela sent le réfectoire. Et cette maladie de l’odorat passera tous les ans par une crise, justement à l’époque où le ciel passe du bleu au gris, et où les libraires étalent des livres classiques et des sacs d’écoliers. » Ainsi va le monde Didier Martz