« Comment devient-on chef, chef ? », la question est posée par l'un des gendarmes (Jean Lefebvre) à son supérieur (Louis de Funes) dans le film Le gendarme de Saint Tropez. Elle a fait aussi les beaux jours d'une publicité pour un certain fromage. Plus sérieusement la question n'est pas légère et que l'on soit petit chef dans un supermarché ou président de la République, elle reste assez souvent énigmatique. Qu'est-ce qui peut bien faire qu'un individu ait du pouvoir ou puisse exercer le pouvoir ? Les sciences humaines se sont essayées à maintes reprises à lever le voile et ont multiplié les explications : l'autorité, la légitimité, le savoir, la force, la soumission, le charisme... Une abondante littérature s'est penchée notamment sur la capacité d'un détenteur de pouvoir d'entraîner l'adhésion réelle ou jouée de ses subordonnés sans être toujours convaincante. Elle a au moins l'avantage d'occuper les « manageurs » pendant de longues journées dites de formation.
Dans les travaux de Pierre Clastres, anthropologue, dont les résultats sont ramassés dans son livre de 1974, La société contre l'Etat, on ne trouvera pas de réponse à la question « comment devient-on chef ? » mais on posera une autre question avec cette fois des réponses qui pourraient nous aider à empêcher un chef d'être un chef autoritaire, diviseur mais un chef sans pouvoir, un chef généreux de ses biens, un chef dont la fonction principale est de faire en sorte que la société égalitaire ne se transforme en société inégalitaire. Un rêve ? Une utopie ? Non, ces chefs et ces sociétés ont existé et on en trouve quelques traces dans certaines exigences ou revendications.
En effet, dans les sociétés amérindiennes, Pierre Clastres relève l'existence d'un pouvoir à peu près impuissant, un chef sans autorité, détenteur d'une fonction qui ne fonctionne pas ! Néanmoins, il y a quand même un chef et trois conditions sont nécessaires pour le devenir.
D'abord, le chef a la charge du maintien de la paix et de l'harmonie dans le groupe. Il ne divise pas mais réconcilie et apaise les querelles non pas en usant de la force et de la contrainte mais en se fiant seulement à son prestige de chef symbolique, de son équité et de sa parole. De toutes les façons la force, il ne l'a possède pas et elle ne lui est pas reconnue. Sauf en temps de guerre mais aussitôt après il la perd.
Ensuite, le chef doit être généreux. En fait, ce n'est pas vraiment de la générosité mais une servitude : il est obligé de donner. Par conséquent, il ne peut accumuler des richesses sinon tout pouvoir, tout prestige lui sont immédiatement retirés. Ainsi, lorsque menace la famine, les tribus de l'Orénoque s'installent dans la maison du chef et vivent à ses dépens en attendant des jours meilleurs.
Enfin, le chef doit être un bon orateur. Pas pour tromper et manipuler mais pour rappeler les vertus recommandées à la tribu : l'harmonie, l'honnêteté, en somme tout ce qui favorise la paix. Aussi doit-il prendre la parole tous les jours, le matin ou le soir, pour exhorter les gens à respecter ces valeurs. Et peu importe qu'il soit écouté ou pas, ce qui compte c'est qu'il doit parler.
Être chef, c'est cela. Ne pas exercer un pouvoir sauf en cas d'incendie. Être généreux, ne pas accumuler sans fin, donner, laisser entrer dans son palais des gens qui ont froid et faim et plutôt que de jeter sans cesse de l'huile sur le feu, d'opposer les uns contre les autres, de diviser pour régner, juste prendre la parole pour rappeler régulièrement les vertus élémentaires. Ainsi pourrait aller le monde !
Didier Martz, essayeur d'idées mardi 13 Février 2018 www.cyberphilo.org