Classiquement, le regardant, celui qui est derrière l'appareil photo, vise un objet ou un sujet éloigné. Ici, le regardant est aussi le regardé. Le sujet de la photo est aussi le sujet qui prend la photo. Il se prend en photo. C'est ce qu'on appelle le selfie, mot formé sur l'anglais self qui signifie soi. Par extension et en matière de photographie c'est se prendre soi-même en photo.
On se dira qu'il y a là rien de bien nouveau quant au principe. On se souvient en effet de ce qu'on appelait le « retardateur » sur les appareils photos qui permettaient au « photographieur » de se trouver sur la photo après avoir réglé la minuterie et avoir couru rapidement pour se placer devant l'appareil avec ses amis ou seul avec lui-même. Plus loin dans le temps, on pourrait assimiler la pratique du selfie à l'autoportrait... au risque de faire hurler les grands peintres.
Avec le selfie, et grâce aux appareils photos et téléphones sophistiqués, on évite la minuterie, la course éffrénée pour se poster devant l'appareil. On tient l'appareil à bout de bras, on se mire dans le viseur et le tour est joué. On dispose même de perches télescopiques qui permettent d'éloigner encore plus l'appareil pour embrasser des sujets plus vastes.
Et alors ? Rien de plus. Le selfie comme beaucoup d'autres nouveautés rentrent dans la catégorie des amusements modernes et il n'y a pas à s'en plaindre. On se contentera de voir ici et là se multiplier des visages souriants et se répandre sur les réseaux sociaux faisant pencher le plateau de la balance humaine du côté des joies plus que des peines.
Ne pouvant se contenter des phénomènes tels qu'ils apparaissent, certains y verront un sens caché, une nouvelle manifestation de narcissisme, une attention exclusive portée à soi en parfaite concordance avec l'individualisme contemporain. D'autres, prenant appui sur ce qu'on appelle le stade du miroir, cette phase décisive du développement du petit enfant, phase absolument nécessaire à la formation de la notion de soi et de l'identité, verront dans son prolongement à l'adolescence et au-delà, le signe d'une crise identitaire. L'angoisse qui l'accompagne s'exprimant par ce que j'appellerai le syndrome de Blanche Neige non pas sous la forme : « Miroir, mon beau miroir, suis-je la plus belle ? » mais « est-ce que j'existe ? »
Un jour, alors qu'il s'abreuvait à une source, Narcisse voit son reflet dans l'eau et en tombe amoureux. Désespéré de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image,il dépérit. Victime de son « selfie », il finit par mourir de cet amour pour lui-même. Ainsi va le monde ! Le 27 juin 2016.