Des arbres ne suffisent pas pour faire une forêt Un arbre peut-il cacher une forêt ? Simplifions la question et admettons que la forêt soit simplement un ensemble d’arbres. Seulement voilà : un arbre plus un autre arbre et ainsi de suite tant qu’on voudra, ça fait par exemple une plantation ou une pépinière – comment y voir une forêt ? Cette somme d’arbres individuels doit être distinguée du tout que constitue la forêt : il faut quelque chose de plus pour que ces arbres puissent être appelé « forêt ». On ressent facilement cette réalité, mais il est plus difficile d’en faire l’analyse.
- En philosophie on a tendance à l’abstraction. Ainsi le rapport entre l’arbre et la forêt devient un rapport entre la partie et le tout.
- Il y a deux façons de voir le rapport entre les parties et le tout : dans le cas d’une vision analytique, le tout n’est rien de plus que la somme des parties. Quand mon ordinateur est démonté en pièces détachées, à condition d’être informé, je peux deviner ce qu’il sera quand on l’aura remonté. Par contre dans la vision synthétique, le tout est plus et autre que l’énumération de ses parties. C’est le cas de la forêt mais aussi celui de la ville – et n’oublions pas notre organisme qui ne saurait être identifié à son anatomie. En biologie on estime qu’il y a une distinction entre certains ensembles qui forment l’organisme et les éléments qui les constituent. Ainsi des tissus (conjonctifs, musculaires, nerveux) qui ont des propriétés différentes des cellules dont ils sont pourtant constitués ; et des organes qui sont autre que les tissus dont ils sont constitués ; et de l’organisme qui, comme on l’a dit, est autre que l’ensemble des organes.
- De son côté la science a forgé le concept d'émergence pour traduire le fait que, dans le monde observable (que ce soit pour la matière inerte, les organismes vivants ou le psychisme), la connaissance des phénomènes ne se déduit pas toujours de celle de leurs composants fondamentaux.
Ceci permet d’inverser le rapport entre le tout et les parties qui le constituent. Alors qu’on tentait au paravent d’expliquer l’ensemble par les propriétés de ses constituants (distinguer une forêt de chêne d’une forêt de sapins) on a énoncé le principe de l'émergence « forte » qui se caractérise principalement l’influence fondamentale et irréductible du tout sur les parties. Ainsi chaque forêt dans la mesure où elle est unique pourrait également caractériser les arbres qui se développent en elle. Le chêne de la forêt de Brocéliande ne serait pas identique à celui qui pousse quelque part ailleurs en Bretagne.
/N.B. Il y aurait ainsi « une tendance de la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l'évolution créatrice ». (Cf. Jan Christiaan Smuts, philosophe et homme d’État Sud-Africain qui énonça au début du 20ème siècle) Ce principe étant défini on lui donna le nom de « holisme » qui définit donc globalement par la pensée qui tend à expliquer un phénomène comme étant un ensemble indivisible, la simple somme de ses parties ne suffisant pas à le définir./
Résumé : Le tout est plus que la somme de ses parties. Ainsi : un tout a une fonction propre qui ne peut être exercée par ses composantes prises isolément. Ainsi de la fourmilière, avec son organisation hiérarchique, sa répartition des tâches et son intelligence collective, est plus que le décompte de ses fourmis ; et la forêt, dans son écosystème complexe, est plus que la somme de ses arbres.
- Néanmoins : Pour éviter que l’abondance des arbres ne constituent qu’une profusion de détails qui masque l’unité du tout, il nous faut un principe unificateur, quelque chose comme l’idée d’organisme par rapport à l’ensemble des organes ; quelle est donc cette idée de la forêt qui unifie cet ensemble d’arbres ? Quel est donc ce principe fédérateur sans lequel on ne saurait voir une forêt ? À quel symbole se rattacher ? C’est dans notre histoire culturelle que nous pourrons trouver la réponse à cette question :
1 – Elle peut être un lieu magique. La Grèce antique nous a légué cette vision de la forêt comme étant un bois sacré, choisi par les nymphes pour vivre, se baigner dans l’eau pure de ses sources et danser dans ses clairières. La forêt inspire l’âme et les pensées les plus féconde jaillissent sous ses ramées. Socrate et Phèdre dans le dialogique éponyme de Platon recherchent sous un arbre et au bord d’un ruisseau le lieu inspirant où évoquer l’amour.
La forêt de Brocéliande qui abrite la fée Morgane et l’enchanteur Merlin illustre également ce lieu qui a gardé tout son charme et son mystère. La forêt dépend d’une culture où elle prend son existence, et c’est d’elle que les arbres (les chênes de Brocéliande) tirent leur qualité et non l’inverse Que la fée Morgane ou l’enchanteur Merlin soit avec nous ! D’ailleurs, qui n’a jamais entendu parler de la légende du roi Arthur ? C’est dans cette magnifique forêt de Brocéliande, entre landes et étangs, qu’elle prend sa source. La seule évocation de ce lieu réveille un monde merveilleux peuplé de la fée Viviane, Merlin l’enchanteur ou du chevalier Lancelot. La forêt est une totalité indécomposable caractérisée par des propriétés magiques.
2 – La forêt sauvage des Quatre fils Aymon Les contes de nos régions ainsi que les traditions nous montrent dans une toute autre orientation les forêts comme des lieux inquiétants, sombres et remplis d’animaux sauvages (tels que les loups ou les ours) et d’hommes dangereux. Nous les évoquerons à l’aide du roman de chevalerie intitulé « Les 4 fils Aymon ». Rappelons-nous : lorsque les 4 fils Aymon ont été pourchassés par Charlemagne dans ce roman de chevalerie du 13ème siècle, ils ont trouvé refuge dans la forêt impénétrable des Ardennes, qualifiée de « vaste et sombre forêt », abritant les loups et les ours. Si Charlemagne a mis 7 années pour retrouver la traces des 4 chevalier, c’est que la forêt d’Ardenne est un lieu où la nature abonde à profusion, dissimulant les humains avec « sa montagne si haute, et ses grèves profondes, et ses larges prairies, ses bois vastes et touffus ». A la fois impénétrable et riche en ressources, la forêt est bien un lieu réservé à des êtres très particuliers, qu’ils soient des sauvages ou héros.
3 – La forêt hostile, forêt protectrice : de multiples fonctions L’idée spontanément conçue est aussi que la forêt est un lieu protecteur qui isole de l’extérieur tout en produisant ce dont l’homme a besoin pour vivre. Une expérience de ce genre de vie est devenue célèbre : il s’agit de la vie d’ermite de H.D. Thoreau dont il a fait le récit dans « Walden – Ou la vie dans les bois » Théoricien de la désobéissance civile et porteur de principes qui nourrissent aujourd’hui encore l’idée de décroissance, il utilise la forêt comme lieu privilégié pour vivre en solitaire dans une simple cabane, se nourrissant des légumes du potager qu’il cultive et se divertissant du le spectacle des animaux qui l’environnent. Il semble que l’« émergence forte » se soit exercée également sur Thoreau – telle est l’opinion de ce commentateur : « Thoreau dévoile également comment, au contact de l'élément naturel, l'individu peut se renouveler et se métamorphoser, prendre conscience enfin de la nécessité de fonder toute action et toute éthique sur le rythme des éléments. »
Idem avec le rôle protecteur de la forêt de Sherwood où le célèbre Robin des Bois trouve l’abri pour lui-même et pour ses compagnons montre que c’est bien au long des siècles ce qu’il importe de conserver. Si ces forêts sont restées célèbres aujourd’hui encore, c’est que ce lieu protecteur est en même temps vécu comme consubstantiel à nous-mêmes. Comme Robin-des-bois nous rêvons d’une communauté humaine où, comme dans la lointaine préhistoire nous pourrions vivre en pleine symbiose avec notre environnement.
4– La forêt marchandise Et aujourd’hui, quelle est donc la forêt ? En quoi se distingue-t-elle de ces forêts légendaires ? Conformément u développement de la Société des loisirs de Guy Debord la forêt est devenue une lieu de loisir, où la nature est devenue artificielle pour coïncider à nos désirs – et également pour pouvoir devenir un bien qu’on peut acheter. Bien sûr cette marchandise qu’est devenue la forêt se décline selon des modèles différents. - Nous irons consulter le dépliant publicitaire qui nous présentent l’alternative entre les « villages Huttopia » qui – je cite – vous hébergeront dans des milieux forestiers d’une forêt apaisante vous faisant vivre comme des trappeurs ou des bûcherons d’autrefois – dépaysement garanti. Mais vous pourrez aussi choisir le charme de Villages Forestiers, « au plus proches de la nature » avec SPA-forestiers ou accrobranches. Plus de sauvagerie, une nature civilisées, une forêt où il fait bon flâner sans craindre que ne surgissent des loups ou des bandits malintentionnés. Mais plus de fée Morgane non plus.
5 – La forêt, du mythe à la science Il serait injuste de conclure que nos forêts ne sont plus que des artefacts soumis aux modes consommatrices. Car la vulgarisation des études scientifiques sur les forêts et les arbres qui la composent tel qu’on la trouve dans ces recherches ont dévoilé une nouvelle approche. Peter Wohlleben a publié une « Vie secrète des arbres » qui a largement diffusé cette nouvelle conception de la forêt nous invitant à revisiter la forêt avec un regard nouveau C’est que, si les forêts n’ouvrent plus sur une signification légendaire, elles ne peuvent pourtant pas être écartés de quête de sens. C’est à partir de ces arbres que les plus simples mécanismes qui modèlent la forêt existent, - sans oublier que c’est d’emblée dans leur interaction avec d’autres êtres vivants de l’environnement forestier qu’ils peuvent exister. Explication : nous ne sommes plus dans l’univers du mythe, mais dans celui de la science. Il est vrai que la science nous révèle qu’une forêt, ce n’est pas seulement ce qu’on voit, à savoir des arbres placé les uns à côté des autres. L’investigation scientifique nous a révélé ce que nos yeux ne voyaient pas : si la forêt exerce des fonctions que les arbres si nombreux soient-ils ne possèdent pas c’est parce que ces derniers sont en interaction – par exemple pour se protéger collectivement des parasites ou pour établir des symbioses avec les champignons. Nous disions pour commencer qu’une forêt ce n’est pas un arbre, plus un autre arbre et ainsi de suite. Ce n’est pas tout à fait vrai dans la mesure où chacun de ces arbres peut bénéficier des substances protectrices diffusées par la collection de ces végétaux. C’est que la forêt est une société qui unit non seulement des arbres, mais aussi des champignons du sous-sol et puis aussi des oiseaux disperseurs de graines. La science forestière a pour but de développer des connaissances permettant de gérer, exploiter et aménager les forêts tout en les préservant.
L’Homme et la Nature
Nous devons pourtant l’admettre : les forêts sont soumises à la logique marchande qui en fait une ressource qu’on peut domestiquer en l’exploitant e façon raisonnée. C’est que pour la modernité la forêt n’est pas seulement un lieu où passer nos loisirs. C’est d’abord ce qui produit du bois et de l’oxygène (en stockant le CO2) Heidegger, le philosophe de la technique le dit : La technique moderne ne nous révèle pas la nature comme ce qui existe sans nous. La forêt primaire n’est pour nous qu’un stock de bois et d’oxygène dont on peut disposer à notre guise. Le dévoilement de la nature qu’opère la technique moderne est plus actif : il s’agit, pour Heidegger, d’une provocation (Herausfordern) ou une réquisition, par laquelle « La nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. » Ici, la forêt est ce stock de bois et d’oxygène que nous sommes en état, grâce à la technique, d’arraisonner. La technique n’a plus à faire à un objet (Gegenstand), contemplé et considéré par un sujet, mais à un fonds (Bestand), exploitable à loisir. La technique moderne se présente ainsi comme un dispositif (Gestell), un arraisonnement de la nature, qui la met en danger, et l’homme avec elle.
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